Niveau : pour débutant
Une loi simple et révolutionnaire introduite par Duchamp : c’est le regardeur qui fait l’oeuvre.
Marcel Duchamp, « Porte Bouteille », 1964, version perdu de l’original de 1914. Marcel Duchamp, « Roue de bicyclette », 1913, © 2000 Succession Marcel Duchamp, ARS, N.Y./ADAGP, Paris
Avant 1914, avant le début de la guerre, l’art (les expressions artistiques) est fortement remis en question, il y a une émulation et des transformations majeurs d’où vont découler toutes les expressions artistiques du 20e siècle :
- Les ballets russes de Serge de Diaghilev avec Nijinski associent musique d’avant-garde (Stravinsky, Debussy) et arts plastiques.
- Duchamp fait ses premiers ready-mades.
- Kandinsky introduit ses abstractions lyriques
- Delaunay réalise une abstraction géométrique
- Les futuristes veulent dépasser l’art par dessoirées qui sont des sortes de happenning à scandale comme plus tard les Dadaistes
- Giorgio de Chirico peint ses toiles métaphysiques qui sont déjà “pré-suréalistes”
Vaslav Nijinski dans le ballet « L’Après-midi d’un faune » sur de Claude Debussy (s’inspirant lui-même du poème de Stéphane Mallarmé L’Après-midi d’un faune), décors et costumes de Léon Bakst.
Wassili Kandinsky, « Composition sur fond blanc », 1920. Musée Russe, Saint-Petersbourg
Robert Delauney, « Rythme, Joie de vivre », 1930, Musée National d’Art Moderne Paris
Giorgio De Chirico, « Le troubadour fatigué », 1950
Le début du siècle, où l’Europe se côtoie à Paris, remet en question et interroge l’art tel qu’il a été inventé à la renaissance.
Une figure va tout bousculer lorsqu’en 1913, Duchamp réalise dans son atelier la “Roue de Bicyclette” oeuvre qui sera perdue et qui est un premier jalon vers ce qu’il nommera en 1915 “ready-made”. En 1914 le premier véritable “ready-made” est en fait, un porte bouteille acheté au bazar de l’Hôtel de ville à Paris qu’il fait signer par sa soeur “d’après Marcel Duchamp”. Cette fois l’objet est pris tel quel (contrairement à “Roue de Bicyclette” composé d’un socle et d’une roue de bicyclette). L’objet banal est choisi et devient par la volonté de l’artiste, une oeuvre d’art.
En 1917, il va plus loin et teste “la Society of Independant Artist” de New York qui prévoit dans ses statuts l’acceptation de toutes les oeuvres d’art moyennant le paiement d’une cotisation. Il envoie donc un urinoir renversé “Foutain” qu’il signe “R. Mutt 1917”. Il fait scandale, l’oeuvre est rejetée parce qu’elle n’est pas de l’art.
Marcel Duchamp, « Fountain », 1917
Cette démarche trouve son aboutissement dans le mouvement Dada, fondé par Tristan Tzara à Zurich en 1916 et se développe à la fin de la guerre à Paris. Cette révolution bouscule toutes les frontières dans la conception et les pratiques artistiques. Toutes les formes d’arts, le poème, le collage, le spectacle, la musique, le cinéma sont convoqués pour en faire une expression artistique totale. Une exposition n’est plus une suite de tableaux accrochés côte à côte mais une action dans un espace aménagé comme une oeuvre d’art totale.
La démarche de Marcel Duchamp, nous dit donc que c’est le regardeur qui fait l’oeuvre d’art. Et non pas le bon goût, ennemi de l’art. En fait, tout est potentiellement art, si le regardeur considère qu’il s’agit d’art. L’artiste propose et le visiteur choisit. Hors du musée chacun peut décider qu’un objet du quotidien est beau. C’est ce qui est advenu dans la publicité à partir de 1908 en Allemagne avec la mise en valeur du produit (une chaussure ou des cigarettes).
C’est aussi la fascination de l’architecte le Corbusier, du peintre Fernand Léger ou du photographe Alfred Stieglitz pour la beauté des usines et de l’architecture industrielle aux Etats Unis.
Fernand Léger « La partie de cartes » 1917
Alfred Stieglitz, « Lower Manhattan », 1910, Crédit photo: ©Alfred Stieglitz
C’est la naissance de tout ce qui va influencer l’architecture à travers la géométrisation du Bauhaus (fondée en 1919) en Allemagne, qui débouchera dans les années 50-60 sur un style international.
Photo et logo de l’Ecole du Bauhaus, 1919, Elle pose les bases de la réflexion du style international et du design contemporain
Design pour un kiosque à journal par Herbert Bayer, 1924
Affiche du Bauhaus, 1923 par Joost Schmidt
La simplification des formes pendant l’entre-deux-guerres, pour les objets du quotidien produits industriellement, commence par la fascination des artistes pour la pièce industrielle. Ainsi, le choc du travail de Duchamp est double :
La remise en cause complète de l’oeuvre d’art et du beau. Et l’affirmation qu’une pièce industrielle peut être belle. Il ouvre la voie à une radicalité simplifiée du design.
Mais la démarche de Duchamp mettra des années pour être mise en évidence, elle le sera au début des années 60 ou il sera célébré par la jeune génération d’artiste du Pop Art ou de Fluxus comme un glorieux ancêtre.
Il annonce à la fois l’absorption dans l’art de tout ce qui est visuel et la disparition de l’art par le brouillage total des valeurs : tout vaut tout, rien ne vaut rien.
Dans le prochain article vous verrez par quel biais la notion d’art devient accessible au plus grand nombre.
Pour lire la série d’articles consacrés à L’invention de l’art en Europe :
L’invention de l’art en Europe 1/8.
15e : L’art s’invente à la renaissance. L’oeuvre d’art n’a pas de fonction, elle n’est là que pour la délectation esthétique.
L’invention de l’art en Europe 2/8.
16e – 17e siècle : L’art au service des rois et de la propagande religieuse. L’art décrit le quotidien.
L’invention de l’art en Europe 3/8.
19e siècle : Au début de l’industrialisation, l’art rompt avec les sujets officiels et fait place à la nostalgie du passé et de la nature
L’invention de l’art en Europe 4/8
Fin du 19e siècle : Cadrer l’insignifiant quotidien et transposer la lumière en matière picturale
L’invention de l’art en Europe 5/8
La rencontre des autres civilisations : l’exotisme et le pittoresque.
L’invention de l’art en Europe 6/8
Début du 20eme siècle : Changer les codes de la représentation et les rendre à la limite de l’identifiable.
Article inspirée de « Image, une histoire mondiale » de Laurent Gervereau, dont je recommande la lecture.